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Architecture et intelligence artificielle

L’intelligence artificielle va bouleverser les métiers du bâtiment et de l’immobilier. Dans le domaine de l’architecture, elle ouvre de nouvelles frontières avec la conception de formes jusqu’alors inexplorées. Les tâches répétitives où la valeur ajoutée de l’architecte est la plus faible seront traitées par des machines, laissant le professionnel se concentrer sur le cœur de sa mission : l’arbitrage des contraintes et la synthèse des solutions. Des garde-fous seront toutefois nécessaires pour protéger les droits d’auteur et la propriété intellectuelle des créateurs.

Mis à jour le
14 mai 2024
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Intelligence artificielle

Sujet de recherche il y a encore quelques années, l’intelligence artificielle investit peu à peu toutes les disciplines, qu’il s’agisse de la médecine ou du droit. Dans le bâtiment, elle aidera demain les contrôleurs techniques à vérifier la conformité réglementaire des projets. Les services instructeurs se serviront eux de cet outil aussi infaillible que rapide pour instruire un permis de construire ou vérifier un plan local d'urbanisme.

Quid de l’intelligence artificielle pour l’architecture, une discipline à la croisée des arts, de la technique, de l’économie et du social ? Ce terme tiré de la science fiction suscite au sein de la profession autant de promesses qu’il n’effraie. Pour certains, elle offrirait aux architectes les moyens d’explorer de nouvelles frontières esthétiques, de travailler des formes architecturales jusqu’alors impossibles à réaliser, de pousser à l’extrême des simulations et des combinaisons de scénarios. Pour d’autres, elle annoncerait un risque de déclassement avec l’arrivée programmée de machines capables de produire des plans de façon autonome.

La pratique de l’architecte telle qu’on la connaît disparaîtrait pour être remplacée par celle de la machine, ouvrant alors à tous la possibilité d’investir le champ de la conception architecturale.

Quelques éléments de définition

L’intelligence artificielle est un ensemble de théories et de techniques développant des programmes informatiques complexes capables de simuler des traits de l’intelligence humaine comme le raisonnement et l’apprentissage. Dans le domaine de l’architecture, elle prend la forme de modélisations statistiques en vue de faire de la conception(1). La recherche porte sur les moyens de relever des défis de conception et de simulation inédits par le traitement d’opérations complexes. Ainsi, le design computationnel est d’ores et déjà capable de générer différents scénarios de projet.

L’intelligence artificielle en architecture : une réflexion déjà ancienne qui connaît aujourd’hui un saut générationnel grâce à la puissance du numérique

L’intelligence artificielle n’est pas un sujet nouveau en architecture. Cette problématique anime l’histoire de la discipline depuis l’Antiquité avec le nombre d’or et plus récemment avec les recherches sur la modularité, la conception assistée par ordinateur (CAD) et les réflexions sur l’architecture paramétrique ou procédurale. Avec à chaque fois un objectif identique : répéter et optimiser les tâches et les formes. Dans sa forme contemporaine, l’intelligence artificielle est la poursuite avec une technologie nouvelle de recherches initiées il y a des décennies. La réflexion est donc ancienne mais la technologie actuelle ouvre de nouveaux horizons. Et nous ne sommes là qu’au début d’un nouveau cycle technologique.

L’intelligence artificielle annonce demain une nouvelle façon de conduire un projet d’architecture

S’interroger sur l’apport de l’intelligence artificielle pour la discipline renvoie à la question de la temporalité. La prospective ne peut aller au-delà du moyen terme au risque de perdre en pertinence. Elle doit aussi se borner à évaluer les champs du possible. Car le reste relève de la science fiction.

Pour les architectes, l’intérêt de l’intelligence artificielle réside dans la capacité de l’outil à traiter et à mettre en perspective quasi instantanément des milliers de données parfois contradictoires. À partir du programme du maître d’ouvrage et des contraintes du projet, elle est capable de générer une variété considérable d’options avec à chaque fois un niveau de performance identique. Si la pertinence de l’outil vient spontanément à l’esprit pour la conception de structures sophistiquées, l’intelligence artificielle laisse aussi voir des potentialités intéressantes pour la conduite des projets moins « complexes » qui constituent l’essentiel de la production architecturale. Citons pour exemple la production de plans d’aménagement de locaux commerciaux à partir d’une charte d’implantation ou le dessin de places de parking en sous-sol d’un bâtiment ; deux fonctionnalités susceptibles d’être commercialisées d’ici quelques années par les éditeurs de logiciels tant les avancées technologiques sont rapides.

Ainsi, grâce aux algorithmes, l’architecte s’affranchit des contraintes de coûts et de temps liées à la conception et à l’évaluation des différentes variantes du projet. L’intelligence artificielle simule à l’infini avec un coût marginal. En phase de conception, il sera possible de travailler très en amont du projet sur des scénarios intégrant les meilleures solutions d’implantation par rapport aux règles d’urbanisme. L’intelligence artificielle peut par exemple produire différents scénarios à partir de la combinaison de contraintes d’ensoleillement, d’acoustique mais aussi de vues ou d’optimisation de surface. Les perspectives sont aussi prometteuses pour une production architecturale et urbaine à l’empreinte environnementale la plus faible possible.

L’apport de l’intelligence artificielle ne se résume pas aux seules tâches « nobles » de la conception. Elle constitue également un outil adapté à la conduite des tâches triviales et répétitives, laissant l’architecte se concentrer sur la synthèse du projet. L’intelligence artificielle viendra alors alimenter son processus créatif tout en l’accompagnant sur les recherches préalables à la conception du projet (recherches réglementaires, techniques, économiques…).

Avec l’intelligence artificielle, l’architecte se concentrera sur son intelligence d’adaptation au contexte.

Et l’Humain dans tout ça ?

L’intelligence artificielle repose sur des méthodologies de travail, sur le paramétrage des données d’entrée sans lesquelles l’algorithme ne sortira aucun résultat. L’Homme garde donc le contrôle de la procédure sur la machine. C’est lui qui édicte les règles, fait varier les algorithmes. Le Machine learning, ce processus où la machine développerait de façon autonome ses propres propositions grâce à l’apprentissage relève encore aujourd’hui de la prospective. Le Generative design qui consiste à produire de nouveaux plans de bâtiments à partir de l’analyse de plans existants, reste à ce jour encore un sujet de recherche.

Dans un avenir immédiat, l’intelligence artificielle n’automatisera donc pas la production de l’architecte. Elle va au contraire l’assister pour donner naissance à une conception hybride entre celle de l’Homme et la machine.

Car aujourd’hui la machine n’est pas encore prête à supplanter le professionnel. Plusieurs expériences ont démontré qu’en conception, il reste plus performant pour produire des variantes de logements selon différents programmes. La principale faiblesse de la machine est de ne pas savoir arbitrer entre des solutions identiques. Elle ne sait pas traiter du cas particulier, une compétence qui caractérise le métier d’architecte. Elle se limite à proposer des typologies sans savoir les singulariser. À l’inverse, l’architecte s’imprègne du lieu, contextualise les solutions pour apporter à chaque fois une réponse adaptée au site et aux demandes du client.

L’intelligence artificielle, comme l’Humain, fonctionne avec l’intégration de multitudes de données. Mais à la différence de l’architecte qui puise ces données dans un apprentissage dirigé et laborieux, la machine intègre instantanément des millions d’informations qu’elle aura du mal ensuite à trier seule.

Partant de ces constats, les professions menacées seront d’abord celles dont le champ d’expertise est le plus spécialisé, le savoir le plus pointu. Les architectes, avec leur approche généraliste et transverse des sujets, trouveront au contraire dans l’intelligence artificielle un nouvel outil à leur service.

Ajoutons à cela que le talent n’est pas encore du registre de la machine…

De potentiels risques sont cependant à prendre en compte sur le plan commercial et de la propriété intellectuelle

Cela ne signifie pas pour autant que l’intelligence artificielle aura peu d’impact dans les années à venir sur la profession.

La production automatisée de plans issus du Generative design soulève des questions sur le respect par les éditeurs de logiciels de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur des architectes. Selon le principe du Generative design, la machine doit compulser des milliers de plans réalisés par l’Homme avant de pouvoir produire de façon autonome ses propres plans. Plus elle pourra puiser dans un nombre de plans important pour alimenter son processus d’apprentissage, plus les plans générés seront pertinents par rapport au programme.

Comment dans ce contexte s’assurer que droits d’auteur et propriété intellectuelle soient bien respectés ? Que les architectes, auteurs des plans, soient bien rémunérés par les éditeurs de logiciels ? L’intelligence artificielle se nourrit de données. Le traitement et l’appropriation des projets hébergés sur leurs serveurs par les éditeurs de logiciels ne sont donc pas à exclure. Ces questions méritent d’autant plus d’être posées que le modèle économique de l’économie digitale repose sur la libre circulation des données.

Certaines missions réalisées aujourd’hui par l’architecte pourraient aussi demain lui échapper diminuant d’autant le volume d’affaires des agences. Des maîtres d’ouvrage pourraient recourir à des logiciels pour réaliser eux-mêmes des études de faisabilité ou des plans d’aménagement à partir de projets de bureaux ou de logements livrés en plateaux. Ces dérives ne sont pas à exclure. Le législateur aura à les encadrer car l’intelligence artificielle dans la conception architecturale doit se limiter à proposer des modèles de correspondance en réponse à des critères prédéfinis dans un programme établi par l’architecte.

Mais pour la grande majorité des projets, la plus-value de l’architecte demeurera intacte. Professionnel aux savoirs multiples, il restera incontournable dans son rôle de médiateur de contraintes qu’elles soient esthétiques, techniques, économiques, sociales, ou environnementales, et dans lesquelles tout projet doit s’insérer.

Peu importe les scénarios, les architectes se doivent d’être acteurs de l’intelligence artificielle en étant associés aux recherches des éditeurs de logiciels! Cela commence aussi par s’emparer dès aujourd’hui du BIM qui n’est qu’un des ancêtres de l’intelligence artificielle.


Stéphane LUTARD Chargé de mission Transition énergétique et Maquette numérique au Conseil national


(1) La modélisation statistique est une manière simplifiée et formalisée mathématiquement d’approximer la réalité, en d’autres termes, de décrire les processus qui génèrent vos données. Optionnellement, elle permet de faire des prédictions à partir de cette approximation. Le modèle statistique est l’équation mathématique utilisée.
 

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